Il en était là de ses préoccupations quand il arriva à Mveng donc. Mveng qui était un village point névralgique sur la route menant à Sangmelima. Les pouvoirs publics avaient établi là des points de contrôle à buts divers et variés : Contrôler que les voyageurs ne transportaient pas de viande de brousse, synonyme de braconnage ; contrôler que les voyageurs étaient soit camerounais, soient étrangers en règle étant donné la proximité de la frontière avec le Gabon et le Congo ; contrôler que les grumiers des scieries ne dégradaient pas outre mesure la route déjà en pas très bon état en ne faisant pas de surcharge, ou en ne roulant pas par temps de pluie ; et enfin contrôler que les citoyens des villages de la région se rendaient bien compte qu’ils appartenaient à un état fort, juste par la vue des agents des forces (de l’ordre devrions nous ajouter).

C’est sans doute cette dernière mission que le brigadier Koukoua entreprit de défendre quand il héla Donny qui s’apprêtait à passer la barrière de contrôle. En effet celui n’était certainement pas un camion surchargé, et d’habitude les braconniers et les étrangers irréguliers circulaient plutôt dans l’autre sens : de la forêt (ou des frontières) vers les villes de l’intérieur du pays. Avec le recul et la froideur d’analyse qui me caractérisent, il me semble donc que le brigadier Koukoua le héla juste pour lui montrer, personnifiant ainsi l’Etat comme le général de Gaule avant lui (quelle référence !), que l’Etat était bien présent jusqu’à Mveng. Donny parut surprit mais s’exécuta :

-          Oh, tes papiers !

-          Les voici chef. Comment tu m’arrêtes comme ça ? Des bandits se sont échappés d’une prison ? poursuivit Donny d’un ton badin.

-          Tu tutoies qui ? On a élevé les moutons ensemble ?

-          C’était les blagues chef

-          Tais-toi quand je parle !

Donny se tut. Ce n’était jamais bon d’énerver un chef comme le brigadier Koukoua. Ça pouvait créer des problèmes dont on savait comment ils commençaient, mais pas forcément comment ils se termineraient. Pas besoin de lire Kafka pour avoir conscience de ça. Le brigadier Koukoua fulminait, et Donny se demandait pourquoi. Sans doute qu’il ne connaissait pas bien l’organisation des équipes qui surveillaient ce poste de contrôle.

En effet, les équipes étaient en fait composées de deux unités qui étaient détachées dans les divers points de contrôle de la région par le commandement basé à Sangmélima. Ces équipes étaient remplacées tous les trois jours du fait des distances et de la pauvreté des infrastructures routières. Le système était si bien rôdé que ce sont les mêmes équipes qui se partageaient les mêmes points de contrôle, ce qui est inestimable quand on veut asseoir décisivement son autorité et prendre ses habitudes en un endroit. Koukoua, brigadier donc, était coéquipier du brigadier chef Bebela. Et ces deux larrons n’étaient jamais aussi heureux que lorsqu’ils étaient détachés à Mveng. Ils y avaient déjà femmes et presque enfants et bénéficiaient d’avantages en nature de toute sorte de la part des villageois, sans doute respectueux de l’autorité de l’état. Les mauvaises langues diront apeurés. Mais ces avantages n’étaient rien en comparaison de ce que la représentation de l’Etat pouvait rapporter. Ils avaient divisé les tâches en deux : La première partie qui était leur mission officielle et qui consistait à réaliser les contrôles sus mentionnés. La seconde partie qui consistait à aller assurer la sécurité des villages alentours (mission auto attribuée tant leur sens du devoir était grand). Cette seconde partie consistait juste à se montrer dans ces villages sur une bicyclette, d’arbitrer les conflits les plus ouverts, et bien sûr de gentiment racketter les populations. Gentiment. L’un faisait les contrôles, l’autre faisait la ronde, alternativement. Et ils partageaient les gains, en laissant bien évidemment une part pour le commissaire à Sangmélima.

N’allez surtout pas croire (oh combien dans l’erreur vous seriez) que le préposé  aux contrôles était moins bien loti que son confrère vélocipède. Au contraire. Certains naïfs croient ou font semblant de croire que les lois sont là pour interdire. Que nenni, les lois n’ont pour seul but de dire que pour telle ou telle infraction, le contrevenant encourt telle ou telle sanction, ces sanctions pouvant être des amendes. Le brigadier Koukoua et son supérieur le brigadier chef Koukoua l’avaient parfaitement compris. Ils s’évertuaient donc chacun à son tour, à expliquer aux chauffeurs de grumiers toujours désireux de rentabiliser au mieux chaque voyage, quitte à dépasser le poids limite autorisé, aux étrangers illégaux, aux braconniers, bref à tous les contrevenants qu’ils étaient hors la loi, et donc s’exposaient à une sanction financière à verser à l’Etat, voire plus, mais que ce serait certainement préférable de « s’arranger » là dans la forêt. Et ils s’arrangeaient. Toujours. Croyez-moi. Et cela faisait des rentrées d’argent relativement honnêtes (dans la quantité, pas forcément dans la qualité chers lecteurs).

Cette semaine là, c’et Koukoua qui avait été de faction à la barrière de contrôle pendant que son chef allait faire sa ronde qui devait s’achever ce soir là. Les pluies torrentielles avaient tellement rendu la route impraticable qu’aucun véhicule à contrôler, aucun immigrant illégal, aucun braconnier ne s’était présenté à sa barrière depuis trois jours. Et trois jours sans rien, c’est long. Très long. Koukoua voyait venir la relève et les problèmes qui l’attendaient à Sangmélima. Il était censé finaliser le trousseau pour sa femme de Mveng qui était presque à terme et sa femme de Sangmelima exigerait sans doute la ration de la semaine prochaine. Et il n’avait rien pu avoir durant ces trois jours. Et ça l’énervait. Quand il vit arriver ce paysan tout guilleret qu’il ne connaissait pas, il se dit qu’il déverserait sur celui-ci la colère accumulée. Il examina les papiers de Donny, vit qu’ils étaient en règle et parut bien ennuyé. Alors que Donny lui tendait la main pour les réclamer, il rabroua vertement :

-          Lis ce qui est écrit ici !

-          Contrôle d’identité, contrôle contre le braconnage, contrôle de contrefaçon…

-          Ça va. Et tu partais où, est ce que ça s’arrête au contrôle d’identité ? réponds.

-          Non chef.

-          Alors ouvre-moi ton sac là. Vite

Donny n’avait jamais eu peur de l’autorité, mais il n’était pas du genre à s’emporter facilement, pensant qu’une docilité feinte permettait souvent de gagner du temps. Aussi obtempéra-t-il, toujours en gardant son calme. Le regard de Koukoua s’alluma en voyant tous les cadeaux que Donny ramenait pour les siens. Il lui demanda ce qui prouvait que ce n’était pas de la marchandise importée illégalement du Congo ou du Gabon. Donny lui fit remarquer (judicieusement) que ces pays se trouvaient de l’autre côté, ce qui était donc impossible. Et si c’était de la marchandise volée, et si, et si… Bref Donny devait montrer les factures.  Il les montra, au grand dam de Koukoua qui s’attendait à ce que comme d’habitude, les gens ne se baladent pas avec les factures des objets qu’ils avaient. La prévoyance de son interlocuteur acheva de l’enrager et c’est là que tout éclata :

-          Tu te moques de moi hein ? je t’ai déjà dit d’arrêter ton sourire narquois là !

-          Je me moque de vous comment chef ? Voici les factures, non ?

-          Bon si tu veux passer, donne moi le pain que tu as acheté là. La voiture qui nous fait la livraison n’est pas arrivée ici depuis trois jours. Ma femme qui est là, sa famille, ils sont tous là, et personne n’a mangé de pain, toi tu crois que tu vas aller manger le pain dans ton village de pygmées là ?

-          Chef je vous ai montrés les factures…

-          J’ai dit de me donner le pain là si tu veux passer !

-          Et vous m’empêcheriez de passez sous quel motif ?

-          Le motif du plus fort. Je ne sais pas si tu sais à qui tu as affaire. Ecoute on va faire simple, tant que tu ne me donnes pas ce pain là, tu n’auras pas tes papiers. Quand tu es prêt, fais-moi appeler par un des enfants qui jouent là.

Et il se retira dans une case, sans doute celle dans laquelle sa femme locale gisait en attendant la mise au monde de son enfant. Donny prit le parti d’être abasourdi. Il n’avait vraiment pas vu venir cette situation. Il regarda les deux pains qu’il avait dans son sac et se demanda si ça valait le coup de perdre du temps pour ces quelques bouchées de féculent. Et tout de suite il se reprit. Il était dans son bon droit, il ne partirait pas tant que ce bon droit n’était pas rétabli. Il s’assit donc à l’ombre, et entreprit d’attendre. Il héla deux jeunes filles qui passaient et l’une d’elles, la plus jolie et qui répondait au doux prénom de Mounira, consentit à rester discuter. Accaparé par ces billevesées, ponctuées par une promesse de rendez vous à Akom lors du prochain bal, Donny ne vit pas le temps passer. Le brigadier Koukoua, lui, le vit.

Quand il était rentré dans la case, il s’était dit que le manant allait bientôt le supplier de lui rendre ses papiers. Il était parti parce qu’il avait eu peur de s’enliser dans un débat et de perdre de son autorité. Il pensait qu’en agissant ainsi, il resterait le maître du jeu, et c’est le demandeur (normalement Donny) qui serait l’esclave. Il avait donc attendu. Dix minutes, une demi-heure, une heure, puis deux heures. Il était à bout.  Il avait failli à plusieurs reprises gifler Makrita, la future maman, qui lui demandait sans cesse où était le pain qu’on lui avait annoncé. Koukoua, était passé, non pas par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel (il n’était que noir), mais par tous les sentiments : Colère nous l’avons dit, inquiétude (puisque le paysan là ne réagissait pas avec la peur caractéristique du pauvre face à la police, peut être qu’il avait le bras long, mais non, il ne serait pas venu à pieds), joie (quand il entendait des pas s’approcher de sa case) frustration, colère, inquiétude, et ainsi de suite. Il se décida enfin à sortir de la case, conscient de perdre la première manche psychologique. Et ce qu’il vit ne lui fit pas plaisir.

Il aurait souhaité voir un gars inquiet du destin de ses papiers, et il vit un gars qui draguait ouvertement une jeune fille, une jeune fille que le brigadier Koukoua avait lui-même dans son viseur. Devant tant de désinvolture, la couche de vernis de civilisation (très mince) qu’il lui restait s’envola. Et il explosa.

-          Bordelle, c’est ça qu’on t’a appris à faire ? à venir flirter avec les délinquants ? Dégage.

Ceci fut sa première sortie, d’abord pour la fille, qui se leva hébétée mais ne s’éloigna pas complètement. Le brigadier se tourna ensuite vers Donny

-          Et toi, je t’ai dit de me donner tout ce pain là. Ma femme attend déjà.

Et il essaya d’arracher le sac de Donny qui s’opposa. S’il avait eu des hésitations, la présence de Mounira qui le regardait lui intima le sentiment que ce n’était vraiment pas le moment de se déguiser en lâche.

-          Brigadier, même si tu me malaxes avec le pilon comme le plantain mûr, même si tu m’écrases avec la pierre à écraser comme les arachides bouillies, même si tu me coupes en lamelles comme un oignon, tu n’auras rien. Je rentrerai chez moi avec mes papiers et mes affaires. Toutes mes affaires.

Si le but de l’évocation de ces techniques culinaires avait été de calmer le brigadier, on peut affirmer que ce fut un échec. Il agrippa Donny par le col et l’envoya valser sur la route, qui rappelons le, était encore boueuse. Donny se releva et décida que puisque le brigadier s’en prenait physiquement à lui, il n’avait plus affaire à un représentant de l’état, mais à un homme comme lui. Il s’élança vers le brigadier et ce fut une véritable mêlée virile. Qui ne dura pas. Le brigadier Koukoua se retrouva très vite allongé par terre, le visage tuméfié et sanguinolent, inconscient. Donny complètement indemne, se pencha calmement sur le corps du brigadier assommé (il s’appelait Koukoua, pas Assommé), le fouilla et récupéra ses papiers. On aurait pu penser qu’il s’enfuirait, mais il décida de s’asseoir et d’attendre le réveil du brigadier. Celui-ci était sur le point de se produire quand le brigadier chef Bebela revint de sa tournée.

Sa tournée s’était plus ou moins bien passée. Les résultats du racket avaient été honnêtes. Il se demandait s’il arriverait à dissimuler la qualité de sa prise, certain qu’il était que Koukoua n’aurait rien eu ou presque. Quand il arriva aux abords du poste de contrôle, il vit un attroupement. Il fendit la foule et découvrit Koukoua, affalé, qui essayait de se relever. Dès que celui-ci le vit il lui dit qu’il venait de se faire agresser par un délinquant alors qu’il lui demandait juste ses papiers. Le brigadier chef se tourna vers Donny, le reconnut et parut surpris à la fois par sa tranquillité et par l’histoire invraisemblable que l’on venait de lui servir. Il le reconnut parce qu’en homme prudent il avait appris à connaître les hommes puissants ou en devenir de la région, même pour ce qui était des zones que sa tournée ne couvrait pas. Il connaissait donc Donny que l’on rangeait dans les futurs grands producteurs, papa Francis, chef d’Akom et Miguel, chef de la scierie. Il s’étonnait que Koukoua ait choisi de s’en prendre à un gars comme Donny. Pour faire bonne mesure il demanda à Donny sa version des faits. Il apprit ainsi que Donny passait par là quand le brigadier lui avait ordonné de lui donner son pain. Il avait refusé, le brigadier s’était énervé, avait violemment projeté sa main sur la joue de Donny, puis avait dans un mouvement double hallucinant, envoyé son nez et son œil sur le poing de Donny. En conséquence de quoi, il avait glissé et se retrouvait donc au sol. La foule s’exclaffa, Koukoua faillit s’étrangler, et Bebela ordonna la dispersion de tout le monde. Donny compris. Il admonesta ensuite Koukoua en lui disant de toujours éviter les situations où son autorité était mise à mal. Le résultat était qu’il fragilisait leur prestige à tous aux yeux du village. Et ce n’était jamais bon pour le business…

 

Pendant ce temps, Donny, tout sale de sa bagarre, mais ses affaires dans son sac, dont son pain et ses papiers, avançait guilleret vers son village
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