Ces doutes et les motifs de grief s’envolèrent quand peu de temps après Agatha tomba enceinte. La joie de Francis, et surtout sa fierté rayonnèrent dans tout le village pendant les premiers mois. Il narguait orgueilleusement Mama Kabeyene, qui là encore voyait apparemment ses sortilèges faire chou blanc. Agatha qui déjà avait les faveurs de l’époux commun, vit son sort encore amélioré auprès de Francis. Si Suzanne était toujours sa meilleure amie, conseillère et même âme sœur, Agatha était véritablement devenue sa femme. Dans un ménage polygame, la bonne intelligence voulait un partage relativement équitable du mari entre les épouses. Francis visitait Agatha trois fois plus que les autres, et ne mangeait quasiment plus que sa nourriture. Ses autres épouses, canalisées par Suzanne, ne semblaient pas s’en offusquer trop ouvertement. Un léger sourire leur effleurait le visage à chaque fois que Francis parlait d’Agatha devant elles.

C’est ainsi, dans la quiétude et l’harmonie que ces sept mois s’écoulèrent. Un matin, pas trop lointain du jour où Donny devait partir en ville, Agatha se réveilla vers quatre heures du matin. Cette nuit là, Francis n’avait pas dormi avec elle, et elle se trouvait donc toute seule. Elle avait de violentes douleurs dans le ventre et sa couche était mouillée. Elle se demanda si elle était retombée en enfance, puis réalisa. Elle appela, et aussitôt la maisonnée se réveilla.

Suzanne fut la première auprès d’elle et constata l’état de travail dans lequel Agatha se trouvait. Elle prit les choses en main, allongea Agatha comme il se devait, envoya chercher de toute urgence la sage-femme. Celle-ci vint dans les plus brefs délais et s’engouffra dans la chambre de travail où elle demeura avec Mama Suzanne et Agatha, la future mère. Sa présence ayant été jugée indispensable pour mener à bien l’accouchement. Francis, resté hors de la pièce, faisait les cents pas en se rongeant les ongles. Il tournait comme un lion en cage, complètement aveugle et insensible aux tentatives de ces trois autres femmes de le calmer.

Après plus d’une heure, on entendit un cri long et déchirant. La sage-femme et Suzanne n’ayant pas a priori de raison de crier de la sorte, on conclut que le bout du tunnel était proche pour le petit. Cette supposition fut tout de suite corroborée par des cris, moins violents que le précédent. Des cris évocateurs de la vie nouvelle. Francis arrêta ses cent pas. Un sourire radieux illumina son visage. Il s’attendait à voir la porte s’ouvrir sur Suzanne. Mais quelques minutes passèrent, minutes ponctuées de murmures à l’intérieur, murmures dont il ne pouvait saisir la teneur. La porte s’ouvrit enfin sur Suzanne. A son visage n’exprimant pas une joie totale, Francis crut qu’un malheur était arrivé.

-                      Ta femme vient d’avoir une fille. Les deux vont bien !

-                      Hiyééééééé. Je suis à nouveau papa. Pourquoi tu attaches la face comme ça comme si il y a un deuil ? Je peux voir ma fille ?

Le plantain mûr, bien mûr est un met délicieux. On sait qu’il est bien mûr quand il devient légèrement tendre et qu’il acquiert une couleur jaune brune que l’on retrouve par exemple dans les enfants issu de couples mixtes Blancs/Noirs. Qu’il soit frit, en sauce, bouilli, en légumes, les peuplades bantou l’adorent. Et si Francis était bien un bantou, c’est-à-dire qu’il aimait le plantain mûr dans toutes ses caractéristiques (odeur, goût, texture, couleur), il ne s’attendait surement pas à avoir une fille de cette couleur là. Il était effectivement aussi noir que le charbon, et sa femme Agatha ne l’était pas moins. Son bons sens d’intellectuel l’autorisait à penser que les chats ne font pas les chiens. Que sa fille soit métisse paraissait donc renversant. Cela faisait déjà quelques minutes qu’il tenait sa fille, le regard dans le vague, abasourdi quand Suzanne l’interrogea :

-                      Tu n’es pas content de voir ta fille ?

-                      La fille de qui ? Tu es sure que c’est ma fille ?

-                      C’est la fille de ta femme, tu veux que ce soit la fille de qui ? renchérit-elle, soulignant ainsi

Devant cette sagesse populaire, Francis se tint coi. Il entra dans la chambre pour voir la mère. Dès qu’elle l’aperçut, elle ferma les yeux et fit semblant de dormir. Francis remit l’enfant à la sage-femme et retourna se coucher, mais il ne réussit pas à s’endormir. Le matin venu, et comme il est de coutume à propos des familles nouvellement en joie, les populations du village vinrent rendre une visite aux parents et à l’enfant nouveau né. Qui apportait un petit plat, qui un poulet encore vivant, qui un morceau de viande boucanée, qui, enfin des bâtons de manioc. Des cadeaux disparates donc, mais pour tous le même étonnement à la vue du bébé :

-                      Mais Francis, ton bébé là est blanc ?

-                      C’est parce qu’il est prématuré, il n’a pas eu le temps de finir de noircir dans le ventre de sa mère, rétorquait Francis d’un ton sans réplique.

Quand dans un petit village comme ça, un intellectuel parle d’un ton péremptoire, on ne peut que se taire si on ne dispose pas d’arguments solides. Personne ne discuta donc cette sortie et beaucoup se félicitèrent même de cette percée de la science jusqu’au tréfonds de la forêt équatoriale par le biais du sémillant Francis.

L’assemblée des hommes était donc là, devisant autour de calebasses de vin de palme. Les femmes étaient dans la cuisine ou dans la chambre d’Agatha. C’est à cet instant là que déboulèrent Miguel et Hassini, le cousin de Francis. Le lecteur se rappellera que Miguel était le chef portugais de la scierie du coin, et qu’à ce titre c’est lui faisait et défaisait les chefs des villages de la région. C’est d’ailleurs de son fait que Francis avait perdu la chefferie au profit d’Atemengue. Je ne suis pas raciste, mais il faut préciser qu’il était en outre le seul Blanc alentour. Hassini était quant à lui son bras droit, celui qui faisait ses basses œuvres, et surtout celui qui lui procurait toutes les filles avec qui il « échangeait », vu que Miguel avait de gros besoins et était trop pris pour s’en charger lui même. Hassini était en outre le cousin de Francis, Francis qui le sortait toujours des embrouilles où il était très souvent fourré. Etant donné cette parenté si forte, le lecteur comprendra que l’explication de Francis sur la couleur de sa fille était sans doute la bonne, vu que toute autre hypothèse impliquerait qu’Hassini ait présenté sa femme à Miguel. Il faudrait être sacrément bizarre pour croire à ça…

Quand les deux hommes pénétrèrent dans la cour, Hassini en tête, Francis qui tenait le crachoir se tut brusquement et une chape de plomb s’abbatit. Après les salutations d’usage, Miguel et Hassini demandèrent à voir le bébé. On leur indiqua la pièce où la mère et le bébé se trouvaient. Ils y entrèrent, et ils en ressortirent quelques minutes plus tard. Miguel était blanc comme un linge. Hassini était quant à lui tout guilleret. Il comprenait aussi vite qu’un autre, à condition qu’on lui explique longtemps. Miguel croisa le regard de Francis pointé sur lui. Un regard noir. Il perdit contenance. Il dit brusquement à la cantonade.

-                      Chef Francis, ta fille est vraiment belle hein…

-                      Je ne suis pas chef, tu as oublié que tu as manigancé pour me faire partir de là ? le coupa sèchement Francis

-                      Tu as su déjouer les sortilèges qui pesaient sur toi. Te voilà papa. Et en plus mon petit doigt me dit que tu redeviendras très vite chef du village.

Francis saisit l’allusion, et sans hésiter vendit son honneur pour les honneurs de la fonction de chef. Atemengue, lui aussi présent avait tiqué à l’annonce de Miguel, n’avait rien dit mais avait souri. Les avantages concrets qu’il s’attendait à trouver dans la fonction n’avaient été que rêvés, et les honneurs l’indifféraient. Tout le monde était donc content. Tandis qu’ils s’éloignaient, Miguel chuchota quelque chose à Hassini. Celui se retourna avec des yeux exorbités. S’il y avait quelque chose à comprendre, il venait de la comprendre...

 

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