Tranches d'enying: Le progrès
26 avr. 2010Des avantages donc, mais aussi beaucoup d’inconvénients, surtout pour quelqu’un d’aussi susceptible. Son patron, Miguel avait en effet l’insulte facile. Facile et publique. Hassini était sans cesse rabaissé et traité d’idiot, surtout quand Miguel avait des soucis. Et à la fin de chaque mois, au moment de la paie, il avait toujours des soucis. Pas que l’argent manque, mais ça fait toujours un pincement au cœur d’avoir à s’en séparer.
On était justement vers la fin du mois ce jour là. En plus de ces préoccupations financières, la dernière copine de Miguel en date venait encore de lui dire qu’elle ne voyait plus la lune. « Mais Putain ce n’est pas si difficile de compter correctement » s’était il écrié. « Mierda » avait il ajouté retombant dans son idiome maternel. Il serait encore obligé de changer de copine après avoir payé à celle-ci une petite visite à l’hôpital du coin. Certaines pratiques, interdites au demeurant, se faisaient quand même sous réserve de moyens. Et lui en avait. Le lecteur contemporain pourrait s’étonner que Miguel n’en soit pas à son coup d’essai en la matière, il pourrait critiquer l’inconscience qui le fait s’affranchir des préservatifs. A l’époque, le Sida n’existait pas, Miguel comptait sur la méthode Ogino (que les filles devaient vérifier elles mêmes, lui étant très occupé par ailleurs), et enfin il pensait que toutes ces filles lui étaient fidèles. Heureux homme.
En tout cas, ce matin là, il n’était pas très heureux. Et quand il s’aperçut que les deux consignes qu’il avait données à Hassini la veille en partant avaient été pour l’une mal faite et pour l’autre carrément pas faite, il explosa
- Hijo de Puta, à quoi es tu bon ? Hein ? Tu vas me le dire ? Pourquoi le document de la mairie n’est pas encore tapé avec les cachets nécessaires ? Et c’est comme ça qu’on range les classeurs dans l’armoire ? hein ?
- Mais patron…
- Ferme ta gueule !!! Ferme là ! Tu m’entends ? C’est même quoi ça
- Mais patron je n’avais pas les clés de ton bureau pour ranger tout ça, et les cach…
- Quoi ? Tu veux dire que c’est ma faute ? sólo faltaba ver eso. Vraiment !!!! Tu es encore plus bête que tes pieds. Va là-bas. Toi et toute ta famille, tocards.
C’est donc dans ces conditions là que le pauvre Hassini, dont l’amour propre venait d’être foulé aux pieds, déboucha chez Francis. Celui-ci l’arrêta en disant qu’un homme ne court pas comme un enfant en criant comme une femme. Que se passait il donc ? Hein ? Hassini était le fils de sa feue tante. Et il éprouvait une tendresse émue pour lui, bien qu’il le trouvât parfois un peu limité intellectuellement. Surtout comparativement à lui, l’intellectuel.
- Papa Francis, le blanc là nous a tous insultés
- Tu dis que quoi ???? Nous tous ?
- Oui, enfin surtout moi. Il a dit que j’étais bête. Avec toute ma famille. Il a aussi dit qu’on aille là bas…
- Où ?
- Je ne sais pas. Papa Francis tu es le chef de famille et le chef de village. Tu ne vas pas nous laisser insulter comme ça. Il faut lui montrer que nous sommes de véritables Ndong d’Akom.
Papa Francis état dubitatif. Il tenait beaucoup à l’honneur de sa famille, de son village et de son clan. D’un autre côté, s’attaquer au ponte du principal pourvoyeur d’emplois et de richesses de la région pouvait s’avérer compliquer pour son avenir. Il hésitait. Et le soleil cognait. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front.
- Tu es sûr qu’il t’a insulté ?
- Regardez alors, il commence à se dégonfler. Et on appelle ça chef !!! C’est Atemengue, son éternel rival, unique opposant et candidat déclaré au poste de chef de village qui venait de jeter cette saillie là.
Hassini enfonça le clou :
- Papa Francis, il ne m’a pas seulement insulté, il nous a insultés.
Papa Francis regarda la foule qui le regardait. Il distinguait les regards goguenards des frondeurs proches d’Atemengue et celui de chien éploré d’Hassini. Suzanne n’était pas là. Rien que sa présence aurait pu lui indiquer la marche à tenir. Son honneur était en jeu. Il trancha donc. Et décida d’agir en véritable chef.
- Allez m’appeler ce Miguel là. Qu’il vienne ici parler au chef. Quelles sont ces manières là ? Chez lui là-bas, de l’autre côté de la mer, on peut lui parler comme ça ?
Ses émissaires partirent pendant que le reste de la foule se répandaient en louanges laudatrices sur la fermeté de leur chef. Papa Francis se demandait si le blanc accepterait de venir à la convocation. Ça aurait été une honte si celui-ci renvoyait juste une fin de non recevoir. Aussi fut il grandement soulagé quand il vit la voiture de Miguel arriver dans un nuage de poussière. Le respect du chef existait encore grâce à Dieu.
Miguel descendit de sa voiture et claqua la portière. Il se dirigea à grandes enjambées vers l’attroupement au centre duquel se tenait le chef. Il avait été indisposé par cette convocation incongrue et trouvait le chef ingrat avec lui. L’interrompre dans son travail pour une raison aussi ridicule le mettait hors de lui. Il venait donc signifier au chef que son soutien s’arrêterait là. Avant qu’il n’ait pu dire un mot, Francis l’apostropha vertement :
- Il parait que tu as insulté les ancêtres de tous les gens présents ici?
- Non Chef j’ai juste dit qu’Hassini était bête comme ses pieds.
- Tu persistes ? Tu oses ? Dans ma propre case !!! Papa Francis semblait vraiment au bord de l’apoplexie.
- Non Chef, imperturbable, Miguel poursuivit. Non je te dis que je l’ai traité d’idiot, comme il s’évertue à me montrer tous les jours qu’il en est un. D’ailleurs si tu veux je t’en donne une preuve tout de suite.
- Qu’elle soit valable ou la manne de mes ancêtres te fera voir de toutes les couleurs.
Miguel ne semblait vraiment pas impressionné par ces menaces. Il se tourna vers Hassini et lui dit d’un ton sec :
- Va voir au bureau si j’y suis.
- Oui patron répondit Hassini qui, sans doute par atavisme et habitude, s’élança sans réfléchir vers la scierie.
Maman Kabeyene, la plus vieille du village, la sorcière comme on l’appelait, se dit en son for intérieur qu’elle savait bien que les blancs aussi avaient un double. Elle était la seule à avoir ces préoccupations d’un autre âge. La foule semblait atterrée de la bêtise d’Hassini. Papa Francis ne savait plus où se mettre. Si le verbe « honter » avait existé, il l’aurait employé à fond. Miguel quant à lui triomphait. Il répétait sans cesse à la cantonade :
- Vous voyez comme il est idiot ? Vous voyez ? Et Francis se repliait sur lui-même.
Hassini quant à lui, se rendit enfin compte de son erreur. Il avait déjà parcouru près des trois quarts de la distance. La honte le submergea ; Il rebroussa chemin, à vitesse largement moins soutenue. Il arriva enfin devant la case où tout le monde était assemblé.
Miguel l’interpella :
- Alors idiot, tu m’as trouvé ?
- Nnnnon patron dit il d’un ton hésitant. Tu n’étais pas là.
Et la foule de rire aux éclats. Sauf Papa Francis. Hassini se tourna enfin vers celui-ci. Ce qu’il vit dans ses yeux lui fit froid dans le dos. Une espèce de colère froide terrible. La voix du chef s’éleva enfin, terrible :
- Wèkè ! Hassini, toi aussi ! Comment tu peux nous mettre la honte en public comme ça ? Devant tout le monde ? Vraiment, vous serez toujours réfractaire au progrès dans ce village. Toi-même tu sais que j’ai le téléphone. Pourquoi tu n’es pas allé appeler dans le bureau de ton chef de chez moi ? Hein ? Pourquoi tu n’as pas téléphoné ? Et le progrès ? ça t’aurait évité cette course humiliante sous ce soleil comme tes ancêtres esclaves.
Lecteurs laissons ici là l’émotion que suscita la sortie de l’intellectuel d’Akom et des répercussions que cela a eu sur son prestige et son autorité, et passons à un autre chapitre.