Les chiffres qui unissent, les chiffres qui divisent...
21 avr. 2020Ce weekend, j’ai entendu une dame dire « moi de toute façon, je n’ai jamais été trop « maths » », après avoir fait une erreur dans une opération de calcul simple dans une discussion. Elle n’est pas la seule à ainsi concourir au mythe des mathématiques comme étant sujet complexe. Mickaël Launay, dans « Le grand roman des maths » entreprend de vulgariser et de démystifier les mathématiques. Il y réussit plutôt bien, à travers plusieurs exemples dont l’un des premiers concerne l’invention des chiffres par les humains.
La suite de l’article, en revenant sur cette invention, montrera comment on peut en faire une lecture humaniste, mais comment on peut en faire une lecture raciste, tribaliste, en bref, haineuse. On conclura qu’un monde de paix ne dépend que de nous. Mais ça on le savait déjà…
Quand les hommes ont commencé l’élevage, il a fallu maîtriser le nombre de têtes dans le cheptel. Avoir 10 brebis n’est pas la même chose qu’en avoir 9.
Quand les hommes ont décidé d’échanger, très vite il a fallu quantifier les quantités, au-delà du simple troc. Quand les hommes ont commencé l’agriculture, ils ont compris le cycle des saisons et ont dû compter les jours. Autant de raisons qui ont fait qu’ils ont dû inventer des systèmes de numération.
Il est facile de créer (et de retenir) les éléments qui déchiffrent de 1 à 9 éléments. Même jusqu’à 30. Mais 200 ? un peu difficile. Il a donc fallu rationnaliser et éviter de retenir des nombres trop grands. Les systèmes se sont basés sur ce qu’on appelle des « bases ». Par exemple, la base 10 (parce que les humains ont compté sur les 10 doigts de leurs mains), celle que l’on utilise va de 1 à 10, et ensuite on recommence. Il y a eu d’autres bases : 12, 16, 20 ou même 60 (d’où les 60 minutes d’une heure et les 360° d’un cercle).
/https%3A%2F%2Fwww.lefigaro.fr%2Fstatic%2Fimg%2FdefaultShare.jpg%23width%3D629%26height%3D354)
PRIX, VALEUR, coût, tarif, salaire... Kilos, secondes, mètres, surface, volume... Que serions-nous sans les chiffres ? Pourtant, l'humanité a vécu beaucoup plus longtemps sans chiffres qu'avec....
https://www.lefigaro.fr/sciences/2006/06/07/01008-20060607ARTFIG90101-d_o_viennent_les_chiffres_.php
De nombreux systèmes ont donc cohabité, par-delà les espaces, par-delà les époques. Et les vestiges peuvent d’ailleurs être drôle. Tenez cette image.
Elle est drôle dans le sens où elle montre que les Français (et non pas les belges ou les Suisses eux aussi Francophones) ont mélangé deux systèmes (décimal et base 20) quand ils disent « soixante-dix » (et non pas septante) ou « quatre-vingt » (et non pas octante comme les Belge ou les anglophones avec « eighty ») ou pire encore « quatre-vingt-dix ».
Bref, plusieurs systèmes, mais celui qui a gagné c’est bien le système décimal avec sa base 10. Elle était la plus utilisée car basée sur le nombre de doigts. Mais même quand on a la même base 10, on peut inventer des méthodes différentes. Ainsi il y a eu des systèmes basés uniquement sur [1, 10, 100, 1000, .] comme le système égyptien, et il y a eu des systèmes avec des intermédiaires (5, 50, 500) comme le système romain et des systèmes avec toutes les valeurs comme le système dit arabe.
Au fil des rencontres et des échanges entre groupes, le système qui a su faire concilier le plus d’utilité et le plus de soutiens c’est imposé. Il s’agit des chiffres dits Arabes. Ce sont donc ceux que nous utilisons aujourd’hui. Ils ont été introduits dans les civilisations occidentales (qui dominent depuis quelques siècles) par le contact avec les Arabes dans la péninsule arabique. Mais les Arabes eux-mêmes les avaient récupérés des Indiens.
Il est normal (explicable et habituel) que les inventions se baladent et se diffusent. Il est également habituel, hélas, que de (très) lointains descendants d’un découvreur décident que ce n’est pas le génie de l’humanité qui s’est exprimé, ni même le génie d’un individu, mais le génie de leur groupe à eux. On dira Les Untels sont les plus intelligents parce qu’ils ont inventé le fil à couper le beurre. Les Deux Tels sont les plus malins parce qu’ils ont fondé la civilisation Y. Bien évidemment, d’autres individus, qui se sentent appartenir à d’autres groupes vont disputer la paternité de ces inventions. On peut le voir dans le lien ci-contre où un journal américain avait demandé à son lectorat s’il acceptait que les chiffres arabes fassent partie du programme scolaire. Bien sûr, levée de boucliers. L’ignorance n’est pas une vertu.
C’est ainsi que naissent les intolérances : le tribalisme, le racisme, le suprémacisme. Parce que des gens se mettent à penser que leur groupe est fondamentalement meilleur que les autres groupes. Ou, corollaire, un groupe que l’on estime inférieur, ne peut pas produire quelque chose de qualité. On le voit avec cette invention de chiffres, mais on le voit avec tellement d’autres sujets. Ce sont les chiffres qui divisent. Et c’est un choix de les voir comme ça. Mais comme le verre à moitié plein ou à moitié vide, on peut choisir de les regarder autrement…
On peut choisir de voir les chiffres qui unissent. En considérant ces inventions par delà le globe, par delà les époques, par de multiples peuples distincts comme la preuve du génie humain ! Ce n’est pas un Arabe, un Indien ou un Andalous qui a inventé les chiffres que nous utilisons. Ce n’est même pas un homme, ni une femme : C’est un Humain. Le fait que les peuples ont eu autant de belles idées prouve l'universalité de l'homme.
Les inventions découlent de la résolution de problèmes face à des besoins et des contraintes. Qui elle-même crée des contraintes que les successeurs viendront résoudre. Le singe a des contraintes spécifiques : Il a appris à grimper aux arbres. Le poisson a des contraintes spécifiques : il a appris à naviguer dans les eaux.
C’est cette lecture, universaliste, qu’il convient de choisir. Celle qui, au lieu de diviser, reconnait le génie humain, même quand il se manifeste ailleurs que dans notre « groupe d’appartenance ». Notre architecture, nos plats, notre musique, nos arts sont ils les meilleurs du monde ? Selon quels critères ? Les arts, les plats, les musiques des autres sont-ils beaux et agréables ? N’hésitons pas à le dire. C’est là la manifestation du génie humain. Si nous étions nés dans ces contrées, ça aurait pu être nos arts. C’est ce que Meiway, artiste ivoirien, fait dans le magnifique clip ci-dessous quand il magnifie plusieurs cultures camerounaises de différentes ethnies pendant qu’au Cameroun, certains s’étripent en se réfugiant derrière leur tribu.
Imagine t’on un extraterrestre ayant mené l’enquête sur l’invention des chiffres rentrer dans sa planète et dire « Les chiffres qu’ils utilisent sur Terre ont été inventés par les Arabes, bien que certains le contestent » ? Non, je pense qu’il dira qu’il a noté une diversité de systèmes, aussi inventifs les uns que les autres et que les hommes ont convergé vers leur système actuel. De l’extérieur, on voit la beauté. Nous qui sommes à l’intérieur, devons faire le choix de la voir également…