Cet article est une analyse critique de la vidéo de Ted B [ https://www.youtube.com/watch?v=AIPbufcgyDg ] qui pose les bases introductives d’une théorie économique africaine. Quand votre œuvre est critiquée, cela signifie a minima qu’elle n’est pas passée inaperçue. J’espère donc qu’il ne m’en tiendra pas rigueur…

Je connaissais déjà plus ou moins la pensée de Ted avant sa vidéo. Et l’impression que j’ai toujours eue, c’est que cette pensée part du postulat selon lequel les Africains sont des êtres à part qui intrinsèquement sont différents des non africains (et cette différence est au fond à l’avantage des Africains). Et c’est encore ce postulat qui sous-tend cette théorie économique africaine. Bien sûr, moi je pense que les Africains ne sont pas différents des autres.

Je pense notamment que les humains, Africains, comme non africains, fonctionnent de manière rationnelle. Comme on dit, « si tu vois le crocodile acheter un pantalon, c’est qu’il sait où il va mettre sa queue ». Un raisonnement s’appuie sur des postulats, et se développe de manière logique. Les postulats peuvent être plus ou moins « vrais ». Quand la terre était plate ou que le soleil tournait autour de la terre, ceux qui réfléchissaient à partir de ces postulats n’en raisonnaient pas moins. Bien sûr, ceux qui raisonnent à partir du fait que la terre est ronde ont plus raison que les précédents, mais les deux groupes opéraient de manière rationnelle. Un raisonnement rationnel ne signifie donc pas que le résultat est forcément le bon et universel. Un raisonnement peut par exemple s’appuyer sur des croyances ou des traditions.

Par exemple, on peut prédire que le père ultra catholique ne réagira pas très bien si son fils revient lui dire qu’il est homo. On sait aussi que celui qui croit à la sorcellerie aura tendance à aller voir des marabouts au lieu d’aller à l’hôpital. Ce sont des raisonnements rationnels, basés sur leurs croyances. Il en est de même des traditions. Le jeune homme qui vit au Cameroun, quand il veut se marier, va chercher à comment faire pour payer la dot, alors que celui qui vit en Colombie ne se posera même pas ce type de questions.

Mais ni les traditions, ni les croyances ne sont innées. Elles s’acquièrent. Toutes. Elles s’acquièrent de ceux qui nous les transmettent qui eux même les acquièrent de ceux qui leur ont transmis, ainsi de suite jusqu’aux initiateurs de la pratique, qui eux ont adopté cette pratique pour de bonnes ou de mauvaises raisons (ici on voit encore, que même l’acquisition d’une nouvelle tradition est une affaire rationnelle). Il n’y a donc pas de spécificité intrinsèque de l’Africain. Toute spécificité ne pouvant découler que de pratiques adoptées rationnellement. Ceci signifiant qu’un non Africain, placé dans les mêmes conditions agirait de même, ou un Africain, placé dans d’autres conditions, agirait autrement. Ceci signifiant aussi, qu’il ne faut pas aller à la recherche des pratiques africaines ancestrales comme s’il s’agissait d’un graal (puisqu’elles ont été adoptées en temps et en heure pour telle ou telle raison, et que si ces raisons changent, il est normal que les pratiques changent).

Si j’ai bien compris, dans la vidéo, des affirmations sont émises, et un modèle est et sera ensuite développé pour modéliser la réalité derrière ces affirmations. Ces affirmations sont descriptives et ont pour but de décrire quelle est la réalité des pratiques économiques en Afrique. On l’a vu, ces pratiques se basent sur un raisonnement qui lui-même se basent sur des croyances, des traditions et autres données sociologiques. L’erreur commise par l’auteur de la vidéo, c’est de ne pas avoir analysé la raison de ces pratiques, et de les avoir prises comme constituantes d’une identité africaine. Analysons à travers les deux premiers exemples censés étayer l’affirmation « l’Africain, contrairement aux Occidentaux, a un rapport aux autres basé sur la proximité (ethnie ?) et cela se traduit dans les pratiques économiques quotidiennes ».

Le premier exemple (avec deux illustrations) est sur la manière dont le prix est fixé lors des transactions économiques. Avec l’illustration du vendeur de chaussures au marché Mokolo à Yaoundé, et celle du taximan sénégalais qui fixera un prix selon la manière dont vous le saluez. Je ne suis pas économiste, mais en utilisant mon peu de bon sens, je peux postuler que hormis les acteurs qui font dans le caritatif (et ce n’est pas le cas des exemples cités dans la vidéos d’une part, et d’autre part les Africains n’ont pas le monopole du caritatif), l’objectif d’un commerçant est de gagner de l’argent. Le plus possible. Pour cela il n’y a qu’un moyen : Augmenter son bénéfice, et cela, que l’on soit en Afrique en Asie ou au Canada. Pour augmenter sa marge, il n’y a que trois moyens : agir sur le prix de revient, agir sur la marge unitaire ou agir sur le volume des ventes.

Si je suis vendeur, je fixe ma marge unitaire en fonction de la concurrence, de l’estimation que je fais des revenus de mon acheteur, et de l’estimation que je fais de sa connaissance du marché (et donc du prix qu’il est prêt à payer). Si je suis acheteur, je prends la décision d’acheter en fonction du produit qui correspond à mon besoin, des revenus dont je dispose et de l’impression de ne pas me faire avoir. Ceci sont des hypothèses, que nous allons étayer à travers les deux illustrations.

Le chauffeur de taxi ne dit pas que la course coûte 5000 F à celui qui lui dit bonjour parce que ce n’est pas son frère. Il se dit simplement que ce client, pour lui parler en Français n’est pas d’ici, et donc ne connait pas le marché. Il fixe donc un prix qui pour lui peut passer. Moi, nouvel arrivant au Sénégal, je peux faire la correspondance avec l’endroit d’où je viens et me dire que cela fait moins de 10 euros, et que c’est donc acceptable. Et si je les ai, je paye. Mais si je sors avec un ami local, et que je le vois payer la même course à 1500 F, il est hors de question qu’une prochaine fois je paye 5000 F, même si je parle Anglais. C’est la même chose avec le vendeur de chaussures, il se dira quand il voit quelqu’un qu’il estime étranger au marché, qu’il y a moyen de se faire un maximum de marge. Mais si le gars lui montre qu’il connait le marché, en faisant jouer la concurrence par exemple, il baissera son prix. Ce n’est pas lié à l’ethnie ou à une quelconque proximité (sinon, nous ne sommes plus dans le commerce). La preuve, essayez d’aller dans votre village, pour initier une plantation. Les gars de votre village ou de votre famille que vous recrutez pour vous aider ne vous demanderont pas le même salaire qu’ils demanderaient à un vieillard d’un autre village mais bien au fait des prix courants.

On pourrait me dire que même si ce n’est pas basé sur la proximité ou une ethnie, ce genre de pratique (ajustement des prix à la tête du client) est quand même une spécificité africaine. Je répondrais en demandant à quoi renvoie l’expression bar ou restaurant pour touriste (si ce n’est vendre des choses locales à des prix exorbitants), expression valable partout dans le monde. Je demanderais comment cela se fait que dans un avion Air France (par exemple) de 100 personnes dans la même classe, on retrouve au moins 80 prix différents pour leurs billets. Idem pour les trains. Je demanderais pourquoi Renault (avec Dacia) ou Total (avec Total Access) rebrande un produit pour le vendre à des prix différents. Je demanderais pourquoi le coca ne se vend pas au même prix à un supermarché que dans un restaurant sur les Champs-Élysées. Je demanderais pourquoi « l’Arabe » qui est pourtant en face d’un supermarché, vend plus chers les mêmes produits. Il n’y a donc pas de spécificité africaine.

Il n’y en a d’autant plus pas que pour revenir au marché, si les prix de la basket à Mokolo ne sont pas affichés, il y a bon nombre de produits qui ont leurs prix affichés. Notamment ceux que la ménagère va acheter en faisant son marché (les ménagères ne vont pas faire le marché parce qu’elles auront un prix moindre, elles y vont parce que les patronnes ont autre chose à faire). Les prix du kilo de viande, de la boite d’arachide, du fagot de bois ne varient pas énormément à la tête du client (et sont mêmes affichés, même en l’absence de régulation étatique) parce que la concurrence est grande (et la connaissance des gens qui font le marché est grande). Si j’arrive au marché et que vous me dites que la boite d’arachide que vous vendez normalement à 100 F coûte 300 F, votre voisine va simplement me dire que chez elle c’est 200 F, et sa voisine à elle va me dire que c’est 150 F, jusqu’à ce que l’on arrive à 100 F. Parce que chacune d’elle, à défaut d’augmenter sa marge unitaire, voudra augmenter son nombre de ventes, pour augmenter son bénéfice. Et si elles s’entendent pour me rouler dans la farine, on parlera simplement d’entente déloyale, ce qui fait aussi partie de l’économie classique. Donc pas de spécificité africaine.

Le second exemple est celui qui concerne les prestations sociales qui dans un cas sont assurées par les plus riches d’une société (Afrique), et dans l’autre par l’Etat (occident). Passons sur le fait amusant qui fait que les plus riches en Afrique vont se soigner en Occident pour bénéficier de ce système, pour analyser pourquoi cet état de fait. Il est factuel que la majorité des états africains n’ont pas les moyens d’avoir un système de sécurité sociale. Il est factuel que tous les pays du monde n’ont pas toujours eu les moyens d’en avoir une. Que se passait-il dans ces pays ? Les mères ne mourraient pas plus que dans nos villages. Il n’y avait pas plus de gens incapables de se soigner (par rapport aux riches) qu’aujourd’hui dans nos contrées. La littérature, le cinéma l’ont assez illustré. Qui n’a pas vu le parrain de la mafia gérer tout son petit monde, distribuant les cadeaux de ci de là ? On l’a lu et vu, mais cela existe encore aujourd’hui, ailleurs qu’en Afrique. Notons aussi que les pays Africains les plus émergents essaient tous de mettre en place un système de sécurité sociale. Y compris au Cameroun où cela existe pour les fonctionnaires et où il y a de nombreux projets d’extension à toute la société. C’est donc que les acteurs de ces pays, de nos pays, y compris les dirigeants comprennent que le système qui compte sur les plus riches pour aider les plus pauvres n’est pas un système idéal. Ils voient que dans ce système les plus riches créent leur cour, et n’aident quand ils aident que ceux qui sont de leur côté ; Dans nos pays où très souvent le parti au pouvoir est en fait un parti état, où les hauts fonctionnaires (membres dudit parti) sont parmi les plus riches du pays), cela revient à aider uniquement ceux qui perpétuent ce parti Etat. Ils voient que c’est dans ce système où parfois le chef d’Etat a cru que le développement viendrait des élites, et a appliqué les politiques d’équilibre régional, avec pour principal résultat, l’encouragement de la corruption (puisqu’on vole pour aller aider dans nos villages) et la construction de véritables palaces dans les villages à côté des maisons en terre battue. A côté des maisons en terre battue. Cela se passe aujourd’hui au Cameroun, et sans doute dans d’autres pays africains.

Là encore, il n’y a pas de spécificité africaine. Les développements qui partent d’une idée a priori sont parfois dangereux car ils peuvent empêcher d’aller au fond des choses. Par contre, une modélisation des pratiques dans les économies émergentes avec une forte part d’informel (comme c’est le cas en Afrique, mais aussi en Asie ou en Amérique latine) peut certainement être utile. Nous serons très heureux de suivre ces évolutions…

 

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